E COMME ENTRETIEN – François Zabaleta

Pour vous présenter pouvez-vous retracer votre itinéraire cinématographique (formation, réalisations, références, influences…)

Mon itinéraire est celui d’un franc-tireur et d’un autodidacte. Bien sûr j’ai tenté sans succès de passer l’Idhec (ancètre de la Fémis) et l’école Louis Lumière, et aussi le conservatoire d’art dramatique de Paris. J’ai fait des études de Lettres à la Sorbonne et puis j’ai commencé par être ghost-writer (nègre) c’est-à-dire que j’écrivais des livres pour d’autres écrivains, activité certes fastidieuse mais qui m’a fasciné. J’ai aimé me projeter dans la tête de quelqu’un d’autre, le doter d’un vocabulaire, d’une syntaxe. Je pense à cette citation de Brecht que j’aime tant : « Il pensait dans d’autres têtes et d’autres que lui pesaient dans la sienne, c’est cela la vraie pensée ». J’ai aimé cette pénombre de l’activité de ghost-writer, cette non existence sociale, cette vie en pointillé, secrète, clandestine. J’ai été aussi un peu éditeur. J’ai publié un livre pour enfants (Un alligator pour la vie, chez Nathan). Et puis j’ai été longtemps graphiste, activité que j’ai aussi beaucoup aimée. Tardivement avec le numérique j’ai commencé à prendre des photos, sans perdre de vue le désir de cinéma qui a toujours été présent. Et j’ai commencé à montrer mon travail à New-York et à Barcelone. Mais dans chacune de mes expositions j’éprouvais le besoin de faire un film que je projetais. Et au fond c’était ça surtout que j’aimais. Avec le développement des moyens techniques j’ai écrit et réalisé sans moyen mon premier long métrage LA VIE INTERMEDIAIRE, inspiré d’une histoire personnelle. Le film a été sélectionné par l’Acid à Cannes en 2019 puis dans d’autres festivals et il a été reçu avec un enthousiasme qui m’a bouleversé et encouragé bien sûr à continuer. Depuis je n’ai jamais cessé de réaliser des films. Dans ma grande naïveté j’imaginais que le succès de LA VIE INTERMEDIAIRE allait m’ouvrir les portes de l’establishment, que j’allais trouver un producteur, un distributeur qui allait sortir mon film. Je pensais que les films suivants seraient produits dans des conditions plus « normales ». Ça n’a pas été le cas. De deux choses l’une : ou j’arrêtais. Ou je continuais à écrire et réaliser des films seul ou presque. Au début bien sûr ce n’était pas facile. Et puis au fil du temps mes films étaient sélectionnés régulièrement dans de grands festivals et ont même obtenu des prix. J’ai développé dans ma petite ville des bords de Loire (Gien pour ne pas la nommer) une sorte de studio où je développe tous mes projets. Des comédiens ont fini par me solliciter, par accepter de travailler bénévolement pour moi parce qu’ils aimaient mon travail. J’ai aussi un conseiller technique et un animateur 3 D canadien, Steve Dent, avec lequel je travaille régulièrement. Et au bout du compte mon système de fonctionnement, qui certes a ses limites, se révèle très épanouissant. J’ai en quelque sorte invité le strapontin sur lequel je suis assis. Tous mes films ont été ou vont être vus. Une édition DVD de six DVD est en préparation aux éditions de L’Harmattan (11 films au total) et va sortir en 2019. Comme beaucoup de cinéastes je ne supporte pas l’idée d’attendre des années pour faire un film. La création est une énergie et, comme toute énergie, elle n’a qu’une durée de vie limitée. Si j’écris un film aujourd’hui, il n’est pas sûr que six ans plus tard l’envie de le réaliser soit toujours là. Beaucoup de mes films peuvent également être adaptés au théâtre. Ce que j’ai commencé à faire dans ma petite ville. J’ai ouvert dans une salle des ventes, deux fois par an, un lieu de contre-culture où j’ai constitué une petite troupe. Nous montons des lectures performances de certains de mes textes avec un succès que je n’avais pas prévu. Finalement la marge se révèle adaptée à ma grammaire esthétique. Bien sûr j’ai toujours le souhait de faire des films dans un cadre plus institutionnel (producteur, équipe technique) mais si cela n’arrive pas je continuerai à travailler comme je l’ai toujours fait.

 Je voudrais aussi dire ceci. Je ne déclare pas la guerre au système qui produit des œuvres magnifiques. J’ai juste mis en place au fil du temps une sorte d’économie parallèle du cinéma qui commence à porter ses fruits. Je ne suis pas  en train d’encourager qui que ce soit à suivre ce chemin. Il est seulement adapté à ma grammaire personnelle du cinéma. C’est une voie complémentaire et modeste.

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Pour les influences je voudrais juste raconter cette petite histoire. Je suis né à Niort en 1960. A cette époque-là l’écrivain et critique de cinéma Pascal Mérigeau possédait un cinéma d’art et d’essai, le Studio 27. Il programmait le jeudi après des séances pour les enfants où il montrait des chefs d’œuvres du cinéma tels que Les contrebandiers de Moonfleet. Une après-midi j’ai vu le diptyque de Fritz Lang Le tigre du Bengale et Le tombeau Indou. J’avais huit ans. En sortant j’ai su que je ne ferais pas autre chose. Devenir cinéaste. Devenir un raconteur d’histoire (mais aussi un explorateur de forme). Plus tard toujours dans ce même cinéma j’ai vu le Voyage des comédiens d’Angelopoulos. Et là ma vie a basculé. J’ai découvert un cinéma que je ne connaissais pas. Sans exagérer Pascal Mérigeau m’a sauvé la vie sans le savoir. A cette même époque j’ai découvert des œuvres qui allaient aussi bouleverser à jamais l’idée très conventionnelle que je me faisais du cinéma. Je cite les plus décisifs : Antonioni, India Song, Le camion, Son nom de Venise dans Calcutta désert, Le navire Night de Marguerite Duras, L’Armée des ombres de Jean-Pierre Melville, News from home et Jeanne Dielman de Chantal Akerman, Hitler de Syberberg, le cinéma expérimental américain (Jonas Mekas, Michael Snow) Douglas Sirk, Au film du temps et Alice dans les villes de Wenders, Fassbinder, Le décalogue de Kieslowski…. Mais celle qui a été la rencontre la plus importante de ma vie n’a pas été un cinéaste mais la chorégraphe allemande Pina Bausch découverte par hasard à l’âge de 16 ans. Son art m’a sauvé la vie. Je l’ai suivie jusqu’à sa mort. J’ai vu son œuvre un très grand nombre de fois et aujourd’hui encore son radicalisme continue de me bouleverser. Elle a été une éveilleuse. Et elle m’a appris quelque chose qui n’a pas de prix : LA LIBERTE.

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La Nuit appartient aux enfants est un récit à la première personne. Quelles sont les raisons du choix de cette perspective autobiographique ?

J’ai commencé par la fiction (semi autobiographique) et puis en parallèle j’ai éprouvé l’envie très forte de réaliser des documentaires frontalement autobiographiques. Ce n’était pas du tout un désir d’auto-fiction, mais il me semblait qu’il y avait dans ma vie (dans mon enfance surtout) certaines expériences qui pouvaient faire l’objet d’un travail narratif et esthétique intéressant. Encore une fois je le repère, un cinéaste pour moi est un raconteur d’histoire et un explorateur de forme, et l’un de va pas l’un sans l’autre. Je n’avais pas envie de me raconter par hygiène mentale. Si quelqu’un m’avait raconté l’histoire de LA NUIT APPARTIENT AUX ENFANTS j’aurais eu envie d’en faire un film. Malgré son aspect noir c’est un film sur la résilience. C’est l’histoire d’un petit garçon élevé par ses grands-parents maternels dans la France du général De Gaulle, qui, pour s’inventer des parents (son père ne l’aime pas et sa mère est une créature lointaine) copie l’anorexie de ses deux géniteurs pour se sentir proche d’eux. C’est un paradoxe mais c’est une pulsion de vie qui le pousse à arrêter de manger…  Il me semblait aussi qu’il y avait des spécificités de l’anorexie chez les garçons qui n’avaient, à ma connaissance, jamais fait l’objet d’un travail cinématographique. Je cherche toujours dans mes films autobiographiques le point de mon histoire où les autres peuvent se retrouver, le point d’universalité. L’écrivain Arthur Dreyfus a parlé de mensonge documentaire à propos de mes films de fiction. Et c’est vrai. Je tourne mes documentaires comme de la fiction et mes fictions comme des documentaires. Je ne cherche pas non plus la littéralité de l’expérience autobiographique. La vérité autobiographique n’existe pas. Forcément elle est reconstruite, réinventée même si tout est vrai. Et puis je cherche à proposer à mes spectateurs non pas un film mais une expérience visuelle, sensorielle, émotionnelle, un voyage au pays de l’autre. Je ne cherche pas à me débarrasser de mon histoire, je ne crois pas trop à la catharsis. Je cherche juste à la partager en relativisant les différences entre l’autre et moi. C’est une obsession qui remonte à loin. Quelque chose de primitif. Quand j’étais petit garçon personne ne me parlait à l’école, on ne m’invitait pas aux anniversaires, je n’avais pas d’amis. On me traitait de débile, d’attardé, de fille. J’en étais triste bien sûr, je ne comprenais pas ce que j’avais de moins que les autres. Mais ça ne m’arrêtait pas. Je confectionnais des poupées avec des cailloux et des morceaux de chiffons. C’était elles mes amies. Mes premières interlocutrices. Ma grande obsession (celle de tous les artistes je pense) c’est d’être aimé, d’être accepté, de montrer aux autres que je suis comme eux, que nos différences sont quantités négligeables. Qu’il y a plus de choses qui nous unissent que de choses qui nous séparent. L’envie de faire des films, de fédérer des spectateurs vient de là, aujourd’hui encore je reste plus que jamais ce vieux petit garçon qui cherche à être comme les autres et qui ne veux surtout pas se distinguer, qui ne veux surtout pas sortir du lot. Mon rêve de cinéaste est un rêve d’uniformisation. Je ne cherche pas à être plus que les autres mais à être juste comme les autres, être juste un parmi d’autres. Tous mes films autobiographiques ou non participent de ce désir secret. Arrêter d’être un passager clandestin de la vie pour devenir à part entière, en pleine lumière, un vivant parmi d’autre d’autres.

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Vous mobilisez toutes sortes d’images. Comment les avez-vous choisies ? Quelle importance ont-elles dans le récit ?

Mon travail de cinéaste est un travail sur l’hybridation, le collage. J’utilise dans tous mes films autobiographiques ou non des éléments de nature et de qualité différences. Photos, films documentaires, super 8, haute définition… j’aime beaucoup utiliser des images dont je ne suis pas l’auteur pour les cannibaliser en quelque sorte. Pour les dissoudre, les digérer dans mon propos, et les faire miennes. Ce n’est pas du tout le résultat d’une réflexion intellectuelle, le logos n’intervient jamais dans un acte de création, mais c’est ce qui me vient le plus naturellement. Peut-être que ça vient des œuvres chorégraphiques de Pina Bausch. Juxtaposer des éléments en apparence inadéquats, disparates, parfois incongrus pour casser cette tendance à l’illustration. Rien ne me fait autant horreur qu’un cinéma qui se contente d’illustrer une histoire, qui ne s’interroge pas sur le mode de narration. Le questionnement narratif est fondamental. Il m’est arrivé de ne pas tourner un film que j’avais écrit de A jusqu’à Z parce que je n’avais pas trouvé une technique de narration suffisamment adéquate, inventive, jubilatoire. La jubilation esthétique est une des émotions qui m’est la plus chère en tant de spectateur (Inland empire de Lynch, Oncle Boomee, L’Adieu au langage de Godard, les films de Lav Diaz, Naomi Kawase, Alain Cavalier, Jaurès de Vincent Dieutre…..)

La perspective psychiatrique concernant l’anorexie n’occupe pas une grande place dans votre film. La rejetez-vous complètement ? Ou lui faites-vous quand même une certaine place ?

 L’anorexie est juste un symptôme, je la traite comme tel. C’est l’histoire de quelqu’un qui n’a pas faim. Ce qui m’importe c’est la vision du monde, la Weltanschauung de ce petit garçon, pas forcément ce qui en est l’origine. L’anorexie est un élément parmi d’autres. Un film sur l’anorexie m’aurait semblé trop restrictif, j’ai voulu ouvrir le propos, laisser d’autres éléments s’agréger à lui….  J’aime mixer un thème avec d’autres thèmes en apparence sans rapport pour justement montrer les liens qui les unissent. C’est un travail de composition presque musical. D’ailleurs je commence mes films par le son et non par l’image. Les images naissent du son, et non l’inverse.

Pouvez-vous nous parler du titre de votre film ?

Je crois que ça vient directement de mon amour des romantiques allemands. La nuit m’a toujours protégé, un manteau de nuit pour traverser la vie sur la pointe des pieds sans déranger personne, un manteau d’invisibilité. Les enfants parfois ont peur de la nuit, mais la peur est aussi un moteur, un terrain de jeu de prédilection pour les enfants, en tout cas pour l’enfant que j’étais. En plus de l’anorexie je suis très tôt devenu insomniaque, j’avais le sentiment que la nuit m’appartenait, que la nuit j’avais ma place, une place que le jour ne me donnait pas…. Et je suis aujourd’hui encore plus que jamais ce vieil enfant qui attend la nuit comme une délivrance… délivrance de quoi ? Je ne sais pas trop. De lui-même peut-être. Etre une fois pour toutes délivré de soi est une sorte de graal, en tout cas pour moi.

Par jean pierre Carrier

Auteur du DICTIONNAIRE DU CINEMA DOCUMENTAIRE éditions Vendémiaire mars 2016. jpcag.carrier@wanadoo.fr 06 40 13 87 83

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