E COMME ENTRETIEN -Zabaleta François 2.

La Nuit appartient aux enfants, est le premier volet d’un diptyque. Le second est-il une suite, une reprise, un approfondissement, un élargissement…. ?

La suite s’appelle TRAVELLING ALONE. C’est-à-dire qu’on suit ce petit garçon qui n’a pas faim jusque dans l’âge adulte. Je raconte qu’une fois guéri de l’anorexie la faim a réapparu dans ma vie sous une autre forme, l’anorexie sexuelle. J’essaie de raconter l’histoire de cet homme qui comprend que ne pas avoir faim n’est pas une maladie mais un destin qu’il lui faut accepter. Le propos de ce film aborde frontalement un tabou majeur de notre société. Un homme qui n’a pas de sexualité est un homme déchu de sa propre virilité. Je vais me permettre de citer ici un texte que j’ai écrit sur la genèse de ce film, ce texte s’appelle

LA BRULURE FROIDE :

 « TRAVELLING ALONE surtout est un film que je ne voulais pas tourner. De toutes mes forces pendant des années j’ai lutté. J’ai repoussé le moment du passage à l’acte. Je le croyais impossible ce film. Impossible à écrire, impossible à tourner. Et plus encore que tout impossible à montrer. Un temps j’ai pensé le faire pour m’en débarrasser, pour me laver de cette urgence, et puis ne pas le montrer, jamais. Le laisser dans un tiroir. L’oublier. Mais ça aussi c’était impossible. Puéril. La première image qui mieux que toute autre résume ce film est celle-ci. Vous êtes assis devant la télévision. Sur l’écran il y a un homme en gros plan. En plan fixe. Pendant une heure et demie. Cet homme hurle. Crie. Vocifère comme un animal blessé à mort. Mais vous n’entendez rien. Vous avez activé le bouton mute de votre télécommande. Vous regardez cet homme crier mais vous ne l’entendez pas. Vous regardez son cri. Juste ça. Une bouche ouverte dont aucun son ne sort. C’est l’image la plus exacte que je pourrais vous donner de ce film TRAVELLING ALONE sur lequel je dois écrire mais sur lequel cependant il m’est impossible d’écrire. Je parle par images pour ne pas parler par mots. On appelle ça contourner le problème. Mais après tout pourquoi pas. C’est une façon comme une autre de raconter un film que de tourner autour en cercles concentriques de plus en plus rapprochés sans jamais se donner les moyens de l’atteindre. De le rendre intelligible. De le réduire à un sujet.

 LA DERNIERE FOIS donc.

Pendant des années j’ai lutté contre ce film. Contre son urgence dévorante. Contre son évidence aussi. Les autres films en quelque sorte ont été faits pour repousser le moment de tourner celui-là. Le moment de la mise au pied du mur. Être intime sans être anecdotique c’était là mon ambition, ma double ambition, triple même, esthétique, morale, métaphysique. Et comme je ne me sentais pas de taille à me colleter à une ambition qui aurait nécessité une maturité artistique que sans doute jamais je n’acquerrerai, j’ajournais. J’étais sûr de ne pas trouver les mots. Les images. J’étais convaincu de ne pas être à la hauteur. De ne pas être taillé pour. Bref j’invoquais toutes sortes d’excuses. De prétextes. Et puis un jour ça n’a plus été possible. Le moment du passage à l’acte, du corps à corps plutôt, était venu. Ne pas être à la hauteur, manquer de maturité artistique, soudain n’était plus un problème. J’ai déposé les armes. J’ai fait fi de mon orgueil. J’ai accepté l’idée de renoncer à ce film idéal dont j’avais rêvé. J’ai renoncé à faire le film qu’il aurait fallu faire. J’ai accepté de tourner un film à hauteur d’immaturité. A défaut du film absolu un balbutiement de film. Un infra-film. Un film de l’en deçà.

Je me suis assis donc et j’ai inventé des mots, des images pour ce film impossible. Ce texte je l’ai commencé il y a quinze ans. Je l’ai écrit d’un bout à l’autre. Ne manquait en somme que les trois dernières pages. Ces quelques paragraphes j’ai mis quinze ans à les écrire parce que j’ai mis quinze ans à les vivre. Ces dizaines de lignes c’est le plus important. C’est la justification même de ce film. L’irruption, au sein d’une tragédie personnelle ordinaire, tout à la fois de la mélancolie et de la sérénité.

Le sujet de ce film, il en faut bien un, c’est au fond l’histoire d’une brûlure, d’une combustion froide. L’arrêt d’une fonction vitale chez un homme jeune encore. Un arrêt brusque, sans appel, qui, au fil du temps, se transforme en chemin spirituel puis en rédemption. TRAVELLING ALONE c’est l’histoire d’un homme qui n’a plus faim, qui ne sait plus brûler. C’est ça le sujet. Ce n’est que ça. L’histoire d’un homme qui ne prend pas feu. Ce n’est pas un homme résigné. Non. Il ne faut pas croire. Il ne se le tient pas pour dit. Pas tout de suite du moins. C’est un homme qui se bat. C’est un homme qui lutte contre l’inexorable. Parce c’est un homme qui ne rêve que de ça. Qui ne rêve que de brûler. De brûler lui aussi. De brûler comme tout le monde. Mais c’est aussi l’histoire d’un homme qui finit par se rendre à l’évidence. Il comprend que le temps de la brûlure est passé. Comme on parle de capital soleil ici on parle de capital brûlure. C’est donc l’histoire d’un homme qui ne peut plus se consumer. Un homme d’abord qui se cogne aux barreaux de son enfer glacé, pour finalement capituler sans condition et apprendre à vivre avec sa banquise intérieure. Vous n’êtes pas tellement plus avancé me direz-vous. Et vous avez tort. Ne vous y trompez pas. Ce que je vous dis là c’est la vérité même de ce film. Ce n’est pas un film sur l’anorexie mentale ni même sur la libido masculine. C’est un film sur la nostalgie d’une brûlure rendue soudain inconcevable.

Il y a des êtres qui croquent la vie à belles dents, sont ivres de l’existence, et puis il y a les autres. Ceux qui n’ont pas de dents pour croquer. Ceux qui n’y arrivent pas. Qui n’arrivent pas à vivre. A aimer vraiment ça. Pour autant vivre ils ne détestent pas. Comment aimer ou détester ce qu’on ne comprend pas, ce à quoi on n’a pas accès ? Mais ils sont en dehors du coup. Toute leur vie à côté de la plaque. De façon congénitale ils sont indifférents aux enjeux de leur propre existence. Alors ils ne font rien. Ils attendent que ça passe. Ils sont assis au bord de la route et ils regardent les autres jouir en se demandant pourquoi eux et pas moi. Et surtout ce qu’ils sont venus faire là. Le voilà le sujet de ce film impossible. C’est l’histoire de ces êtres maudits. Ces êtres mutilés de leur faculté de s’embraser. Pour autant ils ne sont pas froids. Ils sont autres. Exilés d’eux-mêmes. Faisant deux avec soi. Dans un même temps ils vivent et se regardent vivre. Ils ne perdent pas connaissance. Ne s’oublient jamais. C’est de ça surtout dont j’ai voulu parler.

J’ai mis cinquante ans à regarder les choses en face et enfin à m’accepter tel que je suis, pour ce que je suis. Un alien à visage humain. Un homme à visage non humain. »

zabaleta 2

  Quels sont vos projets à plus longs termes ?

Aujourd’hui j’ai réalisé plus d’une trentaine de films. Là encore plutôt que de paraphraser je vais vous citer deux petits textes que j’ai écrits sur ce sujet :

« La forme artistique n’est pas l’affirmation d’un style créé à la force du poignet puis invariablement décliné dans toutes les œuvres de son auteur. En art tout est provisoire. Tout est incertain. Tout est périlleux. La menace est partout. Et de tous les dangers qui guettent un artiste, le plus néfaste est la sécurité. L’illusion de croire qu’il sait quelque chose. Qu’il a appris quelque chose de son expérience de fonctionnaire de l’art. Être un artiste, c’est d’abord commencer par se dégager de ses admirations et influences pour se doter de moyens esthétiques personnels appropriés à l’expression de sa vision du monde.

Puis, à force de travail, de découragement et de volonté, alors qu’on réussit enfin à produire des objets artistiques à peu près cohérents, ce même style, qu’on a mis tant d’années à peaufiner, devient votre pire ennemi. Car le pire ennemi de l’artiste, c’est le savoir-faire. Il lui faudra donc, dans un deuxième temps, se méfier de lui-même, de son aptitude à parachever des œuvres recevables, pour, à nouveau, encore et toujours, se mettre en danger, s’aventurer dans des territoires inconnus où il risque de se perdre à force de trop se chercher. Tout dans notre vie est difficile. Parfois même impossible. Mais c’est de cette inlassable déperdition de soi que naissent les œuvres les plus abouties, les plus solaires. »

« Un artiste, un créateur plutôt, c’est quelqu’un socialement qui n’existe qu’au moment où son travail est achevé et trouve preneur. Créer ne suffit pas à faire de vous un créateur. Il faut créer des œuvres visibles, monnayables. Un créateur sans visibilité est à ranger sur l’étagère des vies inutiles. L’impression de s’être trompé de vie, d’avoir gâché notre jeunesse et notre énergie dans une velléité qui s’avère au-dessus de nos moyens, est la principale obsession contre laquelle nous avons à lutter. Celle de ne pas être celui que les autres voient en nous. Nous passons l’essentiel de notre temps à chercher des formes. Autant dire que ce que nous faisons n’a aucune existence pour les autres. Parler d’un travail en cours n’a pas de sens. On ne débat pas d’un work in progress. C’est une promesse de devenir. Mais une promesse n’a pas de substance, pas de réalité tangible. Ce n’est pas un sujet de conversation. Ce n’est pas non plus une identité sociale dont on peut se prévaloir. Un créateur qui cherche son tempo est condamné au mutisme et à la solitude carcérale. Son travail n’est qu’une matière en fusion qui demande à naître sous la pression de la nécessité intérieure. Une vie d’artiste ça consiste juste à écouter ses propres hantises réclamer une forme. »

Mais pour répondre plus directement à votre question j’ai deux projets. Le premier, un film de fiction que je tourne en ce moment et qui s’appellera ESCORT BOY. C’est un conte moral glacial et vénéneux. L’histoire d’un jeune homme qui pour se venger de sa femme infidèle décide de vendre sa présence et (parfois) son corps à des femmes socialement puissantes, riches et aussi bien sûr plus âgées. Et l’autre projet est l’adaptation au cinéma d’un texte pour le théâtre que j’ai écrit pour la comédienne Béatrice Champanier SORROW IN THE WIND dont voici le synopsis : Un frère, Louis, et une sœur, Marianne, qui ne s’étaient jamais revus depuis l’adolescence suite à des évènements terribles qu’ils souhaitaient oublier, se retrouvent par hasard, quarante-deux ans plus tard, sans doute pour la dernière fois de leur vie, pendant quelques jours, dans un hôtel de luxe, dans le désert espagnol des Bardenas Reales. Ils évoquent le passé, leur impossible fraternité, le sentiment incestueux qu’ils éprouvaient l’un pour l’autre, qu’ils éprouvent encore peut-être l’un pour l’autre. Entre eux, plus présent que jamais, plane toujours le fantôme vénéneux de la tragédie qui, adolescents, les a contraints à se quitter pour ne jamais plus se revoir.

Par jean pierre Carrier

Auteur du DICTIONNAIRE DU CINEMA DOCUMENTAIRE éditions Vendémiaire mars 2016. jpcag.carrier@wanadoo.fr 06 40 13 87 83

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