R COMME REPRISE

Reprise de Hervé Le Roux, 1996

En Hommage au réalisateur qui vient de disparaître.

Ce film est né d’une image. Une image de femme. Une femme qui crie. Seule parmi des hommes, au centre du cadre, elle crie sa colère, sa détermination de ne pas rentrer dans l’usine, de ne pas reprendre le travail, ce travail qui la salit physiquement et la détruit moralement : « Non, je ne rentrerai pas, je ne foutrai plus les pieds dans cette taule »

Cette image a rendu célèbre un petit film d’étudiants en cinéma à l’IDHEC, consacré à la reprise du travail aux usines Wonder à Saint-Ouen en juin 68. En deux plans et 10 minutes, un plan d’ensemble situant la scène et un plan séquence introduisant le spectateur au cœur de l’action, il montre la fin de la grève qui vient d’être votée. Il montre les ouvriers, et les cadres, qui franchissent la porte de l’usine sous l’incitation du chef du personnel. Il s’attarde sur ces hommes qui ne font pas partie de l’usine mais qui sont là parce que c’est leur devoir ou leur fonction, les délégués CGT de l’union locale, le maoïste de service. Il écoute les discussions entre ceux qui crient victoire et ceux qui pensent qu’au fond les ouvriers n’ont pas gagné grand-chose. Mais surtout il fixe cette femme qui crie, sa blouse blanche tranchant dans la grisaille du noir et blanc du film et des vêtements sombres des hommes qui l’entourent. Les mains sur ses épaules, ils essaient de lui faire entendre raison. Sa révolte peut-elle servir à quelque chose ?

Qui était-elle ? Et qu’est-elle devenue ? Fasciné par cette image comme bien d’autres étudiants de mai 68 devenus le public assidu de la Cinémathèque française, Hervé Le Roux décide de partir à sa recherche, presque 30 ans plus tard. Une quête de plus en plus désespérée au fur et à mesure que les pistes qu’elle emprunte se révèlent des impasses. Mais une enquête riche et passionnante sur la vie en usine dans les années 1960, en même temps qu’un regard serein, parce que distancié, sur mai 68, sur ceux qui firent partie des 10 millions de grévistes français et qui reprirent le travail en juin, pas toujours de gaité de cœur. Un film qui n’a rien de militant, qui ne cherche pas non plus à justifier ou à expliquer les positions politiques des uns ou des autres. Il donne simplement la parole à ceux qui ont travaillé dans cette usine de Saint-Ouen, les ouvrières surtout, mais aussi les ouvriers plus qualifiés, presque toutes les catégories d’employés à l’exception des membres de la direction. Un film sur l’usine qui ne rentre pourtant jamais dans les ateliers, mais qui nous dit beaucoup sur ceux qui y travaillent. Ce qui reste encore particulièrement rare dans le cinéma français.

La première information recueillie à propos de la femme qui crie, et qui restera pratiquement la seule, concerne l’atelier où elle devait travailler, l’atelier de fabrication des piles, le plus difficile, le plus salissant, le plus dangereux, le plus épuisant. Beaucoup des ouvrières rencontrées en fournissent une description saisissante. Il n’y a pas de protection et les coupures aux doigts sont fréquentes. Il n’y a pas de douche pour pouvoir se laver de la poudre noire, appelée le charbon, qui colle aux vêtements et au visage, il n’y a pas de pose pour aller aux toilettes (il faut en demander l’autorisation au chef) et les cadences sont toujours plus rapides. Pas besoin de voir ce travail à la chaîne inhumain pour comprendre qu’il est littéralement insupportable. Avant la grève de 1968, l’usine Wonder de Saint-Ouen était d’un autre siècle. « C’était Zola », entend-on plusieurs fois dans la bouche des ouvriers. Rares sont pourtant ceux qui se révoltent. Ceux qui ne peuvent plus supporter partent sans faire de bruit. Ce fut sans doute le cas de la femme qui crie, dont on nous dit à deux reprises qu’elle finit elle aussi, ce jour-là, par rentrer dans l’usine en pleurant. Les syndicalistes rencontrés, ceux qui sont présents dans le film initial, comme ceux qui ont ensuite développé une section à l’intérieur de l’usine, les déléguées du personnel, complètent ce tableau vécu par des éléments plus sociaux, le paternalisme du patron, le rôle des chefs d’atelier et des agents de maîtrise, la place des primes dans les salaires, la haine que tous avaient du chef du personnel traité même de fasciste. Pourtant beaucoup disent avoir aimé leur entreprise, surtout celles qui y sont entré dès 14 ans pour éviter d’aller faire du ménage chez les autres. Celles qui y sont restées parfois une vingtaine d’années ont fini par y vivre comme dans une grande famille.

Après 1968, le travail a repris à l’usine Wonder de Saint-Ouen. Elle survivra pendant une dizaine d’année avant sa fermeture et quelques péripéties dont sa reprise par Bernard Tapie. Le film de Le Roux n’est pas nostalgique. Il ne retrouvera pas la femme tant cherchée. Elle restera une icône du mouvement ouvrier. Une icône que le cinéma gardera à jamais vivante.

 

Par jean pierre Carrier

Auteur du DICTIONNAIRE DU CINEMA DOCUMENTAIRE éditions Vendémiaire mars 2016. jpcag.carrier@wanadoo.fr 06 40 13 87 83

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